Alain Elkaim, Maître d’enseignement, HEC Montréal

Elkaim : Sans nul doute la finance comportementale, que j’adore et que j’intègre à mon enseignement et dans mes discussions avec les étudiants. En fait, je « choque » les étudiants avec ça, je les secoue un peu. C’est que, et à titre d’exemple, lorsqu’on établit des positions sur dérivés, on prend des risques qu’on sous-estime. En d’autres mots, on intervient sur des marchés qui ont plus de risques extrêmes qu’on ne le croit. Et donc, il faut être encore plus précis qu’on ne l’est généralement pour composer avec le « flou » des intervenants de marché. Ce sont des êtres humains qui prennent les décisions de placement.

Le Bulletin : Et quels défis voyez-vous poindre dans les marchés financiers?

Elkaim : L’un des défis les plus importants à mon avis, c’est que l’on a constaté que dans les 30 dernières années, on a subi autant de crises financières que dans les 300 années précédentes. La fréquence des crises semble s’être accrue, alors même que la réglementation, toujours plus présente, ne semble pas avoir été en mesure de les empêcher. Comment expliquer cela? Comment expliquer que dans un univers plus réglementé, l’émergence des crises ne soit pas contrôlée? D’une part, avec plus de réglementation, il semblerait que les crises ne peuvent pas réellement être contrôlées par la réglementation et l’explication se trouve ailleurs, possiblement dans la finance comportementale. D’autre part, il y a des gens spécialisés dans le contournement des règles, ce qui en soi vient en diminuer l’efficacité et ne constitue rien pour réduire l’amplitude des crises. En fin de compte, on peut toujours prendre des risques « démesurés ».

Qui plus est, même les investisseurs sophistiqués, tels les institutionnels, se concentrent sur les rendements à court terme. La réglementation se heurte à cela, à cet état d’esprit. Il nous faut peut-être un changement des mentalités et des attentes.

Le Bulletin : Parlez-nous un peu de votre vision de Montréal, de son rôle dans le monde financier.

Elkaim : Clairement, on a une expertise financière de haut niveau. J’ai pu le constater sur le terrain et par nos diplômés. Il faut en tirer profit. Montréal peut être un tremplin sur la gestion des dérivés et sur la gestion alternative (qui fait abondamment usage des dérivés). Nous sommes extrêmement compétitifs à maints égards, en termes de coûts d’opérations, de qualité des ressources humaines, d’ouverture au monde, d’entrepreneuriat et de leadership en matière de dérivés. Dans un environnement mondial dans lequel les marchés sont disséminés et sans frontières, la bourse de Montréal tire son épingle du jeu. Le contexte, c’est maintenant diverses plateformes transactionnelles plutôt que des « joueurs » ou des places boursières au sens traditionnel. Le capital est partout et il se déplace partout, instantanément. C’est donc dans ce contexte que Montréal doit se situer et doit progresser. Un bel exemple de cela (NDLR : qui fait l’objet d’un autre article dans cette livraison du Bulletin), c’est Innocap, une plateforme de fonds de couverture d’envergure mondiale, basée à Montréal, fruit d’une collaboration Franco-Québécoise réussie. Autre exemple récent et très connu, c’est celui de Flash Boys, ce livre de Michael Lewis qui relate la création d’une nouvelle plateforme boursière « éthique  » (le groupe IEX). Eh bien, c’est une initiative canadienne, dont on peut s’inspirer.

Dans cet ordre d’idées, à titre d’exemple, c’est le rôle du trader de questionner son courtier. L’exécution doit être de qualité. Pour améliorer les choses, on doit mettre en place un modèle original et nous avons ce qu’il faut à Montréal pour le faire. Prenez l’initiative CGE (Conseil en gestionnaires émergents) : aider les gestionnaires à prendre leur essor, c’est un rôle qui convient très bien à Montréal.

Le Bulletin : Enfin, parlez-nous un peu de vous.

A.Elkaim : Côté famille, mes deux garçons de 6 et 9 ans et moi, c’est comme 3 amis. Pur bonheur. D’autre part, je suis instructeur d’auto-défense (krav maga) depuis 3 ans, et je pratique ce système depuis 8 ans. C’est une approche intelligente de l’autodéfense, dont le but ultime est de rendre l’homme meilleur. La devise de ce système est « pour que l’on puisse marcher en paix », c’est tout dire.

La démarche du krav maga part du réflexe instinctif de l’homme. Or, c’est comme en finance : c’est l’instinct qui va te sauver (ou te couler). Je fais ici un lien important entre mon intérêt pour ce système d’auto-défense et pour la finance comportementale : en traversant diverses places de marché, on est confronté à l’irrationnel, l’instinctif et on doit s’outiller pour s’en tirer, et s’en tirer indemne, pour « marcher en paix ».

Beaucoup d’expériences d’investissement démontrent que la clé du succès, ou plutôt de la durée, se situe dans l’acquisition d’une discipline et de l’application de règles de gestion rigoureuses. Tout compte fait, il faut acquérir une discipline. Être un investisseur discipliné, c’est difficile car les pièges et tentations de l’irrationnel sont nombreux. C’est pourquoi j’aime les options, du moins quand on a des positions « long gamma ». Les options permettent naturellement de mettre en place cette nécessaire discipline, car on a déjà payé pour la perte. Ainsi, la discipline, les dérivés, la finance comportementale, et à un autre niveau la rigueur issue du krav maga, sont pour moi dans la même continuité.